Le droit de bricoler, Revue n°502 (octobre 2024)
Ils font le cinq cent deuxième numéro de la revue : Laurent Tertrais, Michel Wieviorka, Jena Tran, François Granier, Fanny Lederlin, Matteo Ciffroy, Thomas Simon, Thomas Reverdy, Emmanuel Ducourneau et Caroline Diard> Lire la suite
[Édito] Prendre la main sur son travail
par Laurent Tertrais, secrétaire national CFDT Cadres, rédacteur en chef de la revue Cadres.
« Un professionnel fait mieux que bricoler, c’est bien ce qui le définit, travaillant dans les règles du métier. Bricoler, c’est péjoratif dans le monde de l’entreprise, c’est faire un travail inabouti, insatisfaisant, manquant de rationalité, échappant aux critères d’évaluation collective. Pourtant, le bricoleur travaille, dans le sens où il effectue volontairement un effort en vue de transformer de la matière, une situation, un dessin, un texte...
Mieux : le bricoleur est libre de travailler et de s’organiser comme il l’entend à condition de savoir faire ; précisément, il fera selon ses moyens. Comment ne pas y voir un idéal pour le salarié ou l’agent public subordonné à un poste et travaillant dans un cadre trop normé ? Ainsi le bricoleur innove, son travail n’étant pas standardisé ; il se donne le droit de tâtonner, de défaire, il apprend en faisant, s’organisant à partir des effets de son travail réel, de la résistance de la matière. Le bricolage a du sens : sensation des matériaux, clarté de l’objectif, idéal d’avoir réussi par soi-même. En fait, le bricoleur a du temps, il travaille à son rythme. Au final, il contemple son œuvre et s’y retrouve ; il y a mis du sien. Ce sentiment d’accomplissement est à distance d’un travail sans temps mort ou informel, interrompu, surchargé d’informations, invisibilisé par un reporting le réduisant à sa valeur financière. La qualité du travail réside en effet dans sa subjectivisation.
« Le bricolage instruit un ensemble de pratiques qui constituent des formes de transgression, désigne les écarts réalisés par rapport à la prescription dans le but de mener à terme le travail, en dépit des contradictions de l’organisation du travail »
Le bricolage dans le travail apparaît donc comme le travail d’interprétation, voire d’ajustement à la rationalisation. « Le bricolage instruit un ensemble de pratiques qui constituent des formes de transgression, désigne les écarts réalisés par rapport à la prescription dans le but de mener à terme le travail, en dépit des contradictions de l’organisation du travail »[1]. Ce sont les astuces pour satisfaire à ce qui est demandé, sans être gêné dans le travail effectif. La ruse, la mètis des Grecs, désigne l’intelligence et la souplesse d’analyse. Le bricolage, c’est donc un savoir-faire avec les moyens du bord, comme on l’a vu notamment à l’hôpital durant la crise sanitaire : devant l’intensification du travail et l’inconnue médicale, les impératifs de gestion ont été réduits. Plus largement, on peut voir l’action du bricoleur comme adaptée aux ressources dans une logique de respect écologique de ce qui n’est pas inépuisable, jetable ou irréparable. Le bricoleur, c’est le travailleur qui fait à partir de ce que le monde lui donne.
Travail apprenant, résistance au taylorisme et au productivisme : le bricolage serait-il un reflet idéal de l’émancipation ? Nuançons : se focaliser sur les activités de contournement, c’est éluder d’en questionner les causes organisationnelles. Le bricolage n’est pas la version ludique de l’activité, il faut le prendre au sérieux. Sinon on verse dans la gamification du travail, ces mécanismes qui, sous couvert de créer une ambiance créative, isolent la critique de l’organisation[2]. Les appels à s’écarter des contraintes ne font-ils pas un peu diversion ? Un exemple : les entreprises libérées où l’on a certes moins de reporting et de contrôle, mais une sorte d’obligation à être autonome qui peut être déstabilisante.
Aussi faut-il reconnaître la noblesse du bricolage dans le travail (qui demeure l’action tournée vers le monde[3], le bricolage étant personnel) tout en préservant celle du loisir, l’otium. Bricoler, c’est en effet compenser du travail. Nous revendiquons du temps choisi plutôt qu’un ersatz de liberté dans le temps contraint qui s’apparente à une injonction de « l’esprit d’entreprise »[4], voire à son extension dans le domaine privé. De même, l’envie de jardiner le dimanche peut-elle illustrer davantage qu’un hobby un besoin de repos et de matérialité après une semaine de surcharge cognitive. Prendre au sérieux ce besoin, c’est reconnaître un enjeu de santé. C’est toujours l’idée de connaître les causes du bricolage par rapport au travail. L’attrait actuel pour le manuel et l’artisanat dit quelque chose de l’intensification servicielle. L’artisanat a un peu à voir avec le bricolage : « Il n’y a qu’en essayant les pièces les unes avec les autres, et en retouchant à mesure, qu’on peut être bien sûr de ce qu’on fait » décrit avec romantisme Georges Sand dans Le Compagnon du tour de France (1840). Mais l’artisan travaille lui dans les règles de l’art et n’est pas un « do it yourself » libéré du marché. Ne le réduisons pas non plus à la nostalgie des métiers d’antan (en témoigne la modernité de l’artisanat de luxe par exemple). En somme, le droit de bricoler est celui d’avoir la main sur les contraintes de son activité. Si « l’action contre l’intensification du travail » écrit l’ergonome François Daniellou « suppose d’identifier, de reconnaître et de soutenir ces tentatives des salariés pour faire bien leur travail », c’est afin, ajoute-t-il « de leur permettre de prendre part à des débats sur la qualité du travail et son organisation. »[5]