[Revue Cadres] Pour qui sonne l'IA ?



Revue Cadres n°501Pour qui sonne l'IA ?, Revue n°501 (Juillet 2024)

Ils font le cinq cent unième numéro de la revue : Dominique Desbois, Safia Dahani, Estelle Delaine, Félicien Faury, Guillaume Letourneur, Luc Rouban, Ute Meyenberg, Marc-Éric Bobillier Chaumon, Élisabeth Le Faucheur, Romain Bertrand, Franca Salis-Madinier, Fanny Lederlin, Vincent Mandinaud, Carole Desmarais, Marc Loriol, Laurent Aupied et Jean-Marie Charpentier> Lire la suite


[Édito] L'intelligence artificielle comme fait social

par Dominique Desbois, ingénieur à l'UMR Economie publique de l'AgroParisTech-Inrae et médaille de vermeil de l'Académie d'Agriculture.

« Il m’est apparu que nous étions ici en présence d’une autre potentialité sociale d’une importance inouïe pour le meilleur et pour le pire », Norbert Wiener, Cybernetics or Controls and Communication in the Animal and the Machine (1948)

L’innovation technologique a depuis fort longtemps suscité des craintes récurrentes au sein des sociétés industrielles quant aux éventuelles destructions d’emplois qu’elles pourraient induire. Si l’on se réfère aux prises de position formulées à l’occasion des annonces récurrentes de prouesses techniques, l’intelligence artificielle (IA) ne déroge pas à la règle. Essayer de penser l’impact de l’IA sur le travail nécessite de repartir de la critique formulée par Jacques Ellul, dépassant la perspective marxienne pour affirmer que « ce n’est plus le travail humain qui est créateur de valeur mais la technique ». Ellul considère que l’homme est aliéné en premier lieu par un travail encastré dans une conception qui « n’est que l’expression primaire et préalable de l’idéologie technicienne »[1]. Pour actualiser cette critique, il est indispensable d’analyser au prisme des réalités socio-économiques les applications actuelles des technologies basées sur l’IA. Si les menaces que font peser les processus d’automatisation sur le travail et sur l’emploi sont déjà apparues dans des contextes technologiques antérieurs (transformation des tâches, des métiers, des qualifications, de l’organisation du travail, et déplacements sectoriels de la demande de main d’œuvre), les systèmes d’IA opèrent souvent dans des contextes socio-économiques inexploités jusqu’alors par les processus d’automation suscitant parfois, des réactions inattendues des opérateurs économiques et des protagonistes sociaux.


Acquérant la dimension d’un fait social pouvant dépouiller les salariés de leurs compétences et de leur autonomie, l’introduction de l’IA au travail pose la question de la citoyenneté au travail pour les formes nouvelles qui en émergent."


Dominique DesboisCompte tenu du peu de recul existant dans certains domaines d’application des technologies de l’IA, les études effectuées jusqu’ici l’on souvent été selon une méthodologie prospectiviste, tentant d’estimer l’impact du déploiement des systèmes d’IA en termes d’emplois supprimés mais aussi créés. Certaines études sont de type macroéconomique comme celle de l’Organisation de coopération économique et de développement (OCDE) sur le futur du travail dans une société numérique désindustrialisée[2] qui concluait en 2016 qu’au cours des prochaines décennies 47% des emplois américains pourraient être affectés par l’automation. Des estimations encore plus alarmistes ont été dévoilées au Forum de Davos par Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), indiquant que, de 26%, dans les pays à faible revenu, jusqu’à 60%, dans les économies avancées en passant par 40% pour les économies émergentes, des emplois pourraient être affectés par l’IA.

Cependant une étude effectuée aux Etats-Unis estimait en 2020 que quelle que soit la technologie d’IA utilisée, son introduction ne concernait pas plus de 13% des entreprises[3]. En effet, un certain nombre de barrières à leur emploi doivent être franchies : fiabilité ou intelligibilité insuffisantes, infrastructure informatique inadaptée, données inexploitables, coûts de mise en œuvre mais aussi manque de compétences disponibles.

Au-delà des transferts d’emplois entre secteurs d’activité, l’irruption prévue de l’IA au cœur d’un tiers des emplois amène à s’interroger sur le contenu des activités humaines et la conception des interfaces homme/machine dans une division du travail qui devrait en être profondément affectée. En effet, les systèmes d’IA se distinguent d’autres machines par leurs capacités d’apprentissage, qu’elle soit automatique ou supervisée, qui suppose une évolution dynamique de leurs performances. Acquérant la dimension d’un fait social pouvant dépouiller les salariés de leurs compétences et de leur autonomie, l’introduction de l’IA au travail pose la question de la citoyenneté au travail pour les formes nouvelles qui en émergent, particulièrement celles situées aux marges du salariat.

De ce point de vue, le cadre européen est essentiel. D’ores et déjà, l’article 22 du Règlement général sur la protection des données encadre au plan juridique au sein de l’Union européenne les processus de prise de décision automatisés, lorsqu’ils produisent des effets indus. Ainsi, peut-il opérer comme une protection individuelle contre toute utilisation abusive des algorithmes d’aide à la décision dans les relations de travail.  Cependant, adoptée par le Parlement européen en mars 2024 et promulguée le 21 mai 2024 par le Conseil de l’Union européenne, la loi sur l’intelligence artificielle a pour objectif de réguler les systèmes d’IA en limitant leurs éventuelles dérives ou effets pervers. Sachons nous emparer de cette législation européenne pour préserver la qualité et le sens du travail humain.

[1] J. Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, Éditions de la Table ronde, Seuil, 1982
[2] T. Berger, et C. Frey, Structural Transformation in the OECD : Digitalisation, Deindustrialisation and the Future of Work, Documents de travail de l’OCDE sur les questions sociales, l’emploi et les migrations, n° 193, Éditions OCDE, 2016 [3]- K. McElheran, J. Frank Li, E. Brynjolfsson, Z. Kroff, E. Dinlersoz, L. Foster, N. Zolas, AI Adoption in America: Who, What, and Where, US Census Bureau, 2021

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